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dimanche 27 septembre 2009

Portrait n°2

J'ai plutôt bien réussi ma vie. J'ai gravi les échelons de promotion en promotion, en comptant exclusivement sur mes capacités et ma force de caractère. Je n'ai pas honte de la manière dont je suis arrivée là où j'en suis. Je n'ai pas honte de cette toute puissance. Je l'ai méritée. Ce n'est pas donné à tout le monde. C'est quand je regarde la vue depuis la baie vitrée de mon bureau, le matin, que je me sens la plus forte. Je domine. Dans l'immeuble, je suis celle qui est la plus proche du ciel.

Je parle peu, surtout aux femmes. Mes collègues me trouvent froide. Mais j'ai appris à ne compter que sur moi-même et qu'il fallait considérer les autres comme un moyen d'accès au plaisir et au pouvoir. J'ai appris que ce ne sont pas les personnes qui importent, mais la nature des relations que l'on peu créer avec elles. Les réseaux sociaux sont un vaste marché sur lequel il faut savoir négocier, marchander, entuber, pour un accès privilégié à la baie vitrée.

J'observe beaucoup ceux qui m'entourent. Les femmes surtout. Elles me fascinent, je les méprise. Leur manège, leurs attitudes, leur hypocrisie, leur charme vendu à tout prix. Je me demande si elles y croient vraiment ou si elles savent pertinemment que leurs ridicules minauderies ne sont que des entourloupes pour mieux parvenir à leurs fins. Je les méprise, je les admire, elles me fascinent. Elles sont si naturelles dans leur fausseté.

Mes collègues me trouvent froide. Pourtant, je brûle constamment.

Je laisse parfois ma voiture au garage, pour prendre le métro. Je choisis les lignes les plus fréquentées, les heures de pointe. La 13 à dix huit heures. Ou la 4. Je monte dans les wagons bondés. Accrochée aux barres, je m'enivre des odeurs, masculines, féminines, humaines. Coincée entre ces gens, ma main se colle aux autres sur le métal moite. Je sens des corps qui me touchent, qui me pressent, des bras sur mes cuisses et sur mes fesses, un genou sur ma jambe, un sexe dans mon dos. Je regarde les bouches, m'imagine leurs histoires, les imagine sur moi, dans mon cou, sur mes seins, j'imagine des étreintes, j'imagine des orgies avec ces inconnus, dans les wagons blindés de la ligne 13, assis, debout, couchés, accrochés aux sièges, aux barreaux, buée sur les fenêtres, chaleur étouffante et sueur animale. Quand le métro s'arrête à chaque station, la pression est plus forte. Je jouis.

Je parle peu, surtout aux femmes. On peut me trouver froide. Mais je brule constamment.

Portrait n°1

Cette semaine, j'ai repris le sport. J'y vais tous les jours, un grand gymnase rempli de jolies filles. Pendant une heure, je sue, je saute tout ce que je peux, jusqu'à devenir collante et luisante. Dans les vestiaires, je mets du temps pour m'habiller. Je regarde en coin toutes ces silhouettes qui m'entourent. J'observe discrètement leur peau blanche, leur seins tendus, leurs hanches qui se balancent entre les douches et les bancs, impudiques, sûres, charmantes. Je détaille leurs cuisses fines, leur ventre doux, soyeux, leur profile harmonieux, rassurant, leur démarche gracile, j'écoute leurs rires de fille. Je regarde ; je compare. Elles sont belles et j'ai honte. Alors je cache chaque partie de mon corps, je me contorsionne pour qu'on ne me voit pas et je me recroqueville dans mon jogging.

En rentrant chez moi, j'ai mangé tout le paquet de pain de mie. En une fois, en entier. Une tranche après l'autre. Sans rien dessus. J'aime ça, le pain de mie. C'est doux, c'est mou. Pâteux. Je mange d'abord la croute, du bout des dents. Travail d'orfèvre. Puis je replie le reste en quatre et je l'écrase autant que je peux pour former un petit carré de mie compact. Quand je le mets dans ma bouche, ça fait de la bouillie, de la bouillie qui coule gluante au fond de ma gorge, tapisse mon estomac de plus en plus, le blinde, le gonfle d'une substance déjà régurgitée. Ma peau se distend, mes flancs épaississent à mesure que le paquet passe. Je repense aux corps des femmes dans le gymnase. J'avale une autre tranche.

Un jour, je mangerai encore plus de paquets. Cinq ou six peut-être. Sept, huit, neuf, jusqu'à ce que je m'écroule. Je descendrai les tranches, méthodiquement, une par une, jusqu'à ce que mon ventre trop lourd flanche, que je m'enfonce à même le sol. Je m'allongerai, je ne pourrai plus bouger, la tête levée, sentant mon ventre se gondoler. On me retrouvera, tripes débordantes et déballées et quand on me demandera pourquoi, je répondrai : "Parce que j'étais trop affamée. Parce qu'il fallait nourrir mon bébé mort."

samedi 26 septembre 2009

Citation

"L'appétit d'écrire enveloppe un refus de vivre."

Jean Paul Sartre - Les Mots

mercredi 23 septembre 2009

Freestyle en trois minutes

Top départ........

Me respecte pas, me respecte pas
parce que moi j'le fais pas
j'me roule en boule, boule dans le boue
j'roule dans l'essence et dans l'alcool qui m'brûle pour plus de jouissance

Me respecte pas, me respecte pas
parce que moi j'le fais pas
en tout cas j'le fais plus
depuis qu'tu m'as perdue, depuis qu'ma tête sur tes g'noux s'est pendue

Moi j'en veux pas d'ce respect là
qui clôt ta bouche
qui clôt tes bras
j'dégringolerai toujours plus bas
plus dégueulasse tu verras pas
pour que tu reviennes me tirer d'là

Pas ma veine
ton venin dans ma verve
qui contamine ma dignité
qui me pousse à tout cracher tout dégueuler
sur le trottoir crade et glacé
je marche je marche
jusqu'à c'que la fumée sorte de mes pieds
une pute prête à consumer
tu s'ras mon mac
tu s'ras ma came
filée sous le manteau derrière nos mascarades

Me respecte pas, me respecte pas
parce que je le supporte pas
j'vois rouge comme mes ongles qui s'accrochent à ton ombre
j'traine plus les pieds
je traine mon corps
au pied du tien qui tient encore

Me respecte pas si c'est pour dire
qu't'as vraiment trop d'respect pour moi
Me respecte pas si c'est comme ça
parce que c'est dans l'formol qu'on s'noie

Me protège pas d'ton irrespect
moi j'suis une fille bonne à toucher
bonne à palper, à désirer
certainement pas à respecter
certainement pas si c'est comme ça
si respect va de paire avec le fait de manquer d'air
si être digne c'est être sans toi
moi j'en veux pas
moi j'en veux pas

STOP - trois minutes

mardi 22 septembre 2009

Se résoudre aux adieux - Philippe Besson

"Allez, assez des mensonges, assez des minables arrangements avec la vérité! Il y a ceci que j'ai fini par comprendre (ou plutôt par admettre tellement ça crevait les yeux), une évidence qui n'est pas à mon honneur, une réalité médiocre et indiscutable : cette écriture supposée t'être destinée, être tournée uniquement vers toi, dédiée, réduite à toi seul, n'avoir d'autre objet que de t'atteindre, oui, cette écriture-là, censément dépouillée de toute volonté autre, n'est évidemment qu'un acte profondément égoïste. Je sais bien, et depuis le début, qu'elle n'est que pour moi, cette écriture, que j'en suis l'émettrice et la destinataire, qu'elle va de moi à moi. Peu importe qu'elle soit sinueuse, qu'elle emprunte des chemins détournés, elle revient à son point de départ ; s'est-elle même départie de son immobilité? Mais n'est-ce pas là le lot de toute écriture? On n'écrit jamais pour les autres, jamais. On n'écrit que pour soi. On prétend dialoguer mais tout n'est que soliloques.

Les lieux eux-mêmes ne sont rien ; les voyages, les exils. Ils sont une simple diversion. Ils créent l'illusion du mouvement, le mirage d'une volonté, mais, quoi qu'on fasse, on demeure enraciné et cet enracinement est au chagrin. Même dans l'éloignement, on reste accroché à un point fixe et ce point fixe, c'est la détresse. Le changement de décor ne change rien. Puisqu'à la fin, ce qu'on regarde n'est pas au-dehors mais au-dedans.

Pardon, pardon pour le désordre de ma pensée. Voilà qu'après ce brusque accès de lucidité méchante, je souhaite revenir au terme étrange, employé tout à l'heure : "couple". Non, nous n'étions pas cela, cet attelage. Des couples, il y en avait tout à l'heure au wagon-restaurant. Je les ai vus. Certains se tenaient la main, ils célébraient peut-être quelque chose, le voyage en Orient-Express, c'était peut-être un cadeau, une ancienne promesse. D'autres ne se parlaient pas, sans que je puisse déterminer s'ils communiquaient ou s'ils s'ennuyaient. Je crois beaucoup à l'ennui dans les couples. D'autres enfin échangeaient des banalités : ils m'ont paru les plus intéressants. Les conversations ordinaires soudent, elles sont un ciment, ce n'est pas haïssable. Nous n'étions rien de tout cela, ou alors alternativement, ou encore par éclipses. Je ne prétends pas que nous étions meilleurs, je fais simplement remarquer que nous ne savions pas être comme eux, cela me plaisait, cela nous a condamnés.

Un couple, c'est exactement ce que tu as réussi à constituer avec Claire. Une chose ronde et rassurante, une pierre polie. Ne le nie pas.
Mais je persiste à ne pas envier cette existence-là. Et, quand la douleur de vous imaginer enlacés tous les deux m'assaille, il me suffit de penser à cette existence-là et la douleur se dissipe.
Oui, tu as bien lu : quelquefois, je songe à vos étreintes, je connais ton corps par coeur et je sais sa silhouette à elle, cela n'exige pas tellement d'imagination, je vois vos peaux se toucher, vos mains s'affoler, vos bouches se prendre, j'entends vos gémissements, vos efforts, cela me fait mal, tu ne peux pas savoir et alors j'ai ce truc infaillible : me rappeler que le prix à payer est cette existence-là, dont je n'aurais pas voulu. Ce n'est pas du dépit, c'est une certitude, une des seules qui me reste, alors ça passe, les images s'estompent, elles sont remplacées par d'autres où il ne manque que les grains de riz au sortir de l'église ou encore un landau qu'on pousse dans des parcs dominicaux, celles-là me font horreur.

Je dois être honnête : le truc n'est pas infaillible. Ou plus précisément il n'annule par la douleur, se contentant de la tenir en respect, un peu. Je pourrais dire aussi : il la transforme en élancement. Tu sais, le genre d'élancement qu'on ressent après les coupures qu'on se fait au doigt avec une feuille de papier, oui, parfois, on met de l'ordre à un paquet, on rassemble les feuilles; le doigt glisse sur la tranche, et on se taillade, ça n'a l'air de rien au début, ça brûle un peu, on porte le doigt à sa bouche, on avale la goutte de sang qui perle, on peste contre sa propre maladresse, on se dit : ce n'est rien, mais le lendemain, une petite cicatrice est ouverte, elle nous chauffe, chaque fois qu'on pose le doigt sur un objet, un stylo, la coupure se rappelle à nous, elle peut même finir par nous obséder, eh bien, là, c'est pareil."

mardi 15 septembre 2009

Naissance d'une groupie.

J'ai quatorze ans et j'ai enfermé une tempête dans une boite en PVC.

Je suis assise à la table d'une grande cuisine que je connais par coeur. Il est minuit passé ; la campagne dort autour de moi. La pièce est froide ; je suis raide. Je n'ai pas le choix.

Mon visage ne trahit aucune émotion. J'ai pris la décision, quelques mois auparavant, de ne plus rien laisser paraitre, de m'adapter au bonheur des autres.

Ce soir, je suis seule, assise à la table de la cuisine et je respire difficilement. L'écran de télé sur ma droite flashe des images bleutées sur mon profile impassible. Je ne regarde pas. Plus rien ne m'atteint. Tout se cogne à ma coque en plastique.

C'est un exercice difficile. Ca a été long et douloureux de tout ramener, tout rassembler pour que plus rien ne dépasse. Comme les filaments blancs qui s'échappent des coquilles d'oeufs quand elles se cassent dans la casserole. Je récupère mes filaments et les bourre entre mes murs.

J'ai quatorze ans et mon visage est impassible.
Je n'ai pas pleuré depuis des mois. Ri encore moins. Tout se passe quelque part entre ma peau et mon corset. Ca gronde, parfois ça tremble. Mais au fur et à mesure, j'ai aussi appris à contrôler les soubresauts.

J'ai quatorze ans
... et puis trois notes.

Et puis trois notes et ça explose sans que j'aie bien compris pourquoi, sans que j'aie bien compris comment.
Sans maîtrise.
Mon corps condamné s'affaisse dans son étau
je m'écroule sur la table
mes joues se salent
mes joues se tendent
j'écris un mot sur un papier, un mot vu sur l'écran télé.

J'ai quatorze ans et la tempête m'a emportée
comme elle m'emporte ce soir au moment où je revis enfin, sans bien comprendre pourquoi, sans bien comprendre comment.
Sans maîtrise.

Et je revis comme ce soir là quand j'avais encore quatorze ans
en réalisant
que je suis encore capable de
sentir
que je suis bien
vivante.

Je n'ai jamais su expliquer pourquoi..

dimanche 13 septembre 2009

Uno


* You could have been number one
And you could have ruled the whole world
And we could have had so much fun
But you blew it away *

Y'a des jours comme ça où tout va pour le mieux
où tout va tellement bien que ça court dans mes sourires
ça grésille dans mon corps
ça sort par tous mes pores que ça va, cette fois ça va, c'est incroyable, incroyable comme ça va et que j'ai besoin de dire que ça va.

Je me suis levée sous le soleil, dans les étoiles de mon grand lit et ça se sentait déjà que cette journée serait de celle où tout est dans l'ordre, tout s'enchaine sans heurt, comme si on avait enduit toutes les minutes de gelée royale.

J'ai pris un english breakfast, des oeufs et du porridge, et mon café était bon. J'ai écouté de la musique, j'ai travaillé, j'ai lu un livre que j'ai vu chez toi, je me suis renversée sur mon canapé et j'ai ri, j'ai ri comme la dernière fois face au ciel, j'ai ri en voyant toutes les possibilités, toute ma liberté qui défonçait mon plafond, pulvérisait tout, j'ai ri de tout le poids qui s'envolait comme des plumes, j'ai ri de mon tsunami de liberté, j'ai ri parce que c'est rare de rire autant, tant que ça en devient douloureux, effrayant toute cette joie qui déferle d'on ne sait où, j'ai ri, j'ai ri à en pleurer.

Y'a des jours comme ça, j'ai trop d'amour pour moi toute seule, des jours où je voudrais courir dans la rue pour dire que je suis libre d'aimer qui je veux, monter sur les toits, surplomber la ville et lancer des marées de rires, des marées de soleil dans tous les recoins. Et ça fait mal à contenir, à restreindre, à garder, ça brule partout au dedans, ça force contre ma peau tant que j'ai peur d'exploser, peur de mourir de bonheur.

Y'a des jours comme ça que je voudrais te raconter.
Ce n'est pas quand je vais mal que tu me manques, pas quand je pleure ou que j'ai les cheveux gras, pas quand j'ai mal à déchirer les chairs. C'est pas quand j'ai besoin de toi que tu me manques le plus.
Non.
C'est là.
Dans ces moments d'exception, ces moments où je pourrais effacer tout ton gris, où je serais capable de tout, courir chez toi pour tout te dire, te raconter la beauté du monde et t'emmener courir avec moi, courir avec moi à l'autre bout du monde pour ne plus qu'on s'enlise, pour ne plus faire semblant d'aimer vivre comme ça, pour se saouler de toute cette vie-là qui m'est tombée dessus, pour la partager avec toi, pour tout te donner, te donner tout et te voir sourire en même temps que moi.

Y'a des jours comme ça où je voudrais sourire pour deux.

Alors je me dis
que c'est quand même un beau gâchis.

vendredi 11 septembre 2009

samedi 5 septembre 2009

Street stalker


* And I go out at six in the morning and start my search for you. If I've dreamt a message of a street or a pub or a station I go there. And I wait for you. *
Sarah Kane - 4.48 Psychosis

Les portes du métro s'ouvrent sur Miromesnil
je marche sur tes pas.
J'imagine frémissante ce que tu ressens chaque fois que tu es là
sur ce quai
harmonie / plénitude / bien être
Je me fonds dans ta peau et je sens ton sourire
la chaleur de ta paume sur la porte de sortie du métro.

Je marche sur tes pas, un pas sur chaque marche
Je plane entre ces magasins qui te sont familiers, plane comme tu planes quand ton reflet glisse sur les façades
Je vois ta silhouette comme incrustée dans les vitres
un fil d'Ariane au masculin
Il me suffit de
suivre ta trace sur le trottoir
suivre ta présence qui ne s'arrête pas
comme un fantôme sur les pavés de la rue de la Boétie.

Je marche sur tes pas au porche de l'immeuble
porte ouverte
le nom sur la boite aux lettres
mon coeur bat comme le tien
je transpire
regarde en haut
comme tu le fais à chaque fois
espère
comme toi autrefois
Je suis presque arrivée.

Je marche sur tes pas dans l'ascenseur
vois les étages défiler et confonds mon visage au tien.
Je me recoiffe.
J'ajuste mes vêtements.
Il fait
de plus en plus chaud.
Je pousse les battants en suffocant.

Je marche sur tes pas et me colle à sa porte.
Je sais qu'elle est là, derrière
je la sens vivre
harmonie / plénitude / bien-être
je la sans vivre dans mon manque.

Je marche sur tes pas
pour venir te dire au revoir
et laisse sur le paillasson mon amour propre et mon amour tout court.

mercredi 2 septembre 2009

Paul oh Paul, keep me in your closet...

Phrase du jour :

"Pour chaque passage de frontière, il y a un no man's land."

Alors maintenant ça va mieux.
Et ça va aller. Maintenant, ça va aller.

mardi 1 septembre 2009

Rétrospective (vieux truc)

Pour Paul.

J'ai cinq ans et des traces de dents sur les genoux.
Je viens de comprendre ce qu'est la mort. C'est une seule phrase : "Elle ne sera peut-être pas là, la semaine prochaine."J'ai cinq ans, et je comprends que je n'aurais jamais la certitude d'être là la semaine prochaine. Qu'il nous faudra tous continuer à prévoir / planifier / construire / sans savoir, que nous sommes si faibles qu'il suffit d'un rien pour que nous ne soyons plus là la semaine prochaine.

J'ai onze ans et je balance ma chambre contre le mur d'en face. J'attrape je lance j'attrape je lance j'attrape je lance. Le mur ne bouge pas. Sourd. Muet.
Et je me dis : si je suis seule face au mur, alors je ne serais sûrement plus là la semaine prochaine.

J'ai treize ans et mon corps fait un bond en arrière de trois siècles. Désintégré en poussière, je ne me suffis plus à tenir rassemblés tous les monceaux de cendres. Momie roulée sur le tapis, je suis muséifiée dans un sarcophage qui doit arrêter le temps. Et le temps s'arrête, dans mes os comme dans ma tête. Le temps s'arrête.
Et je me dis : si mon corps brûle et que je ne respire plus, alors je ne serais sûrement plus là la semaine prochaine.

J'ai quinze ans et je suis ouverte en deux sans qu'on m'ait demandé mon avis. Mes chairs pourrissent - ça vient de ce qu'on y a trifouillé là au dedans, d'une plaie purulente et invisible qui coule coule coule qui ne s'arrête plus de couler qui ne s'arrêtera jamais et continuera de me mouiller toujours. Le savon ne suffit plus à faire partir l'odeur. On me sent à des kilomètres : je dégoûte les gens et rends fous les vautours.
Et je me dis : si je suis déjà une charogne, alors je ne serais sûrement plus là la semaine prochaine.

J'ai seize ans et je coule tant que je finis par me noyer. On construit un radeau pour partir en hurlant, pour me figer sur place et fuir la contagion.
Et je me dis : si je suis incurable, alors je ne serais sûrement plus là la semaine prochaine.

J'ai dix-sept ans et je m'accroche au dos d'un homme que je ne quitterai jamais. Je regarde sa nuque mais c'est la mienne qui se brise en l'escaladant pour regarder de l'autre côté. Je dégringole et découvre que je ne serais jamais assez propre pour être retenue entre deux bras, qu'il faudra toujours des substituts pour combler le manque que je ne comble pas.
Et je me dis : si je ne peux pas suffire à l'homme que j'aime comme je n'aimerais jamais plus, alors je ne serais sûrement plus là la semaine prochaine.

J'ai vingt et un ans et je mords tout ce que je peux. Je mords le sable, je mords les fjords, je mords un ange, je mords la pluie, je mords des cigarettes, je mords la terre, je mords la pluie encore, je mords du plasma, je mords, je mords, je mords, tout ce qui bouge je mords, tout ce qui passe je mords. Et je finis par mordre le divan pour ne plus mordre à m'en casser les dents.
Et je me dis : s'il me faut déjà un dentier, alors je ne serais sûrement plus là la semaine prochaine.

J'ai vingt-deux ans et je suis foudroyée sur place. Ruisselante, édentée, colonne cassée, je courbe l'échine sous la tempête et vois de la peau partir en lambeaux.
Mais cette fois, je sais que je serai là la semaine prochaine.
Alors je mords mes genoux en attendant.
Alors je mords mes genoux.